Un message s’affiche sur mon téléphone: “Bonne journée, y’all”. Non, ce message ne m’a pas été envoyé parune Blanche DuBois (un des personnages principaux de la pièce Un tramway nommé Désir, de Tennessee Williams) des temps modernes, mais bien par ma mère – qui ne vient pas, il convient de le préciser, de Géorgie ni de Caroline du Sud. L’emploi de ce pronom si particulier n’est pourtant en rien dû au hasard et répond à un contexte linguistique bien spécifique. Alors, c’est parti pour un voyage initiatique à la découverte de “y’all”, y’all ?
À la recherche du “vous”perdu
Retour en arrière: vous êtes en sixième, installé confortablement dans la plus belle salle de classe de votre collège, et vous venez tout juste de découvrir, avec une émotion non dissimulée, la liste des pronoms personnels de l’anglais. Une question subsiste toutefois. Quid du “vous” ? Disparu à jamais dans leslimbes linguistiques de la grammaire anglaise ? On vous répond alors que “you” renvoie à la fois à “tu” et à “vous” et qu’il faudra vous en contenter. Vous acceptez sans rechigner. Après tout, on vous l’a toujours répété: “les Anglais sont un peubizarres”,non ?
Dix ans plus tard, vous voici rendu dans un pays anglophone et vous découvrez avec stupeur qu’il existe en réalité tout un florilège de pronoms et autres locutions vous permettant de vous adresser à plusieurs personnes à la fois, du “youse” australien au “you lot” britannique, en passant par le très américain “you guys”. Vous aurait-on donc menti ? Pas vraiment. Ces formes spécifiques sont en réalité associées à des régionalismes: elles constituent un “écart” vis-à-vis de la grammaire standard, et c’est la raison pour laquelle elles ne sont pas ou peu enseignées. Et c’est pourtant bien dans cet écart que réside tout leur intérêt. Le “vous” perdu de longue date aurait-il étéretrouvé ?
“You guys” ou “y’all” ?
Allez, en voiture. Je vous emmène faire un road trip à travers les États-Unis. Premier itinéraire: New York-Chicago-Denver-San Francisco. La route promet d’être longue. Avec une seule constante: après une longue journée sur les routes, vous décidez de faire étape dans un motel au charme digne d’une station-service, et vous voici accueillis par un sympathique “How are you guys doing ?”Nous sommes donc au cœur du territoire dominé par “you guys”, locution que l’on pourrait traduire par “les gars”. Dynamisme à l’américaine et côté cool. Comme une impression de conduire une décapotable. On y va, “lesgars” ?
Second itinéraire (oui, j’aime les voyages): Charleston-Atlanta- La Nouvelle-Orléans (un incontournable)-Austin. Vous faites étape dans de super diners le long de la route nationale et le serveur arrive systématiquement avec la même question “How are y’all doing ?”Changement de décor, changement de ton. On emploie désormais “y’all” à toutes les sauces, contraction de “you” et “all” faisant écho au “vous autres” particulièrement affectionné par les francophones d’Amérique du Nord, notamment au Québec ou encore en Louisiane (une histoire américaine, en somme). Les mauvaises langues du nord et de l’ouest du pays diront que votre décapotable prend désormais des airs de pick-up et vous imagineront en aficionado incontesté d’un certain président au fond de teint orange, cigarette au coin des lèvres et chapeau de paille vissé sur latête.
Car oui, “y’all” a pendant longtemps souffert d’un déficit d’image, renvoyant instantanément à l’image du redneck. Et je dois vous avouer que je l’ai moi-même pensé pendant de longues années – ayant précédemment vécu en Californie, où le “you guys” régnait alors en maître incontesté. Et pourtant, en Louisiane, et plus largement dans le sud des États-Unis, “y’all” reste à ce jour employé par la quasi-totalité de la population, transcendant avec force les milieux sociaux et les générations – chose malheureusement rare dans un pays éclaté en une multitude de communautés. “Y’all” relève ainsi d’un registre de langue courant: il ne s’agit pas d’un langage soutenu, mais il ne s’agit pas pour autant d’un parler populaire. Et la grammaire reflète bien son usage très répandu. On dira ainsi “This is y’all’s book” (“C’est votrelivre”) ou encore “I love all y’all” (“Je vous aime tous”). Une langue bien vivante ensomme.
“Y’all” ou une volontéd’inclusion
Mais alors, dans notre quête du “vous”, lequel de “y’all” ou de “you guys” finira par emporter labataille ?
Et si on déconstruisait leur sens pour tenter d’en savoir un peu plus ? On l’a dit, “you guys” renvoie à un référent genré, en l’occurrence masculin (“les gars”). Or tout le monde ne s’identifie pas comme un “guy”. Et, à l’heure où les études de genre gagnent du terrain et où le pronom neutre “they” (équivalent du “iel” français) s’affirme chez les jeunes générations américaines, “you guys” renvoie désormais une image non inclusive, donnant lieu à une représentation linguistique biaisée, centrée sur le masculin. Vous allez me dire que l’on pourrait adapter notre manière de parler et utiliser “you girls” lorsque le contexte le justifie. Oui, mais cela resterait un terme genré. D’où l’avènement de notre pronom préféré “y’all”, qui est à la fois inclusif et neutre du point de vue du genre. Et c’est précisément pour cette raison que son usage gagne du terrain et commence à se diffuser à travers l’ensemble des États-Unis, où il est désormais considéré comme cool, aussi bien à New York qu’en Californie. La très sérieuse BBC a même rapporté récemment que son usage connaîtrait, pour les mêmes raisons, une envolée au Royaume-Uni et en Australie. Exit l’image ringarde qui lui collait à la peau. “Y’all” fait une entrée fracassante dans le XXIesiècle.
Et force est de constater qu’il est devenu tellement cool que même ma mère l’a adopté. Et c’est bien là tout le sens de son message: elle souhaite être inclusive et me signifier qu’elle s’adresse également à mon conjoint. Plutôt sympa, non ? Notre mission est donc un succès: nous avons retrouvé le “vous” que l’anglais semblait avoir perdu de longue date. Et qui nous aurait dit, qu’en plus d’être inclusif et de participer à une déconstruction de certaines de nos représentations linguistiques, on le retrouverait sur une route de campagne du Mississippi ? Allez, bonne journée, y’all – et n’oubliez pas, y’all means all.